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13 février 2011 7 13 /02 /février /2011 13:22
(c) De Boeck, 2000

À l’heure où nous sommes envahis par la technologie de l’Internet, il serait bon de nous demander si les bibliothèques ont toujours leur importance. Christine De Craecker va nous montrer, dans un article très intéressant, que les bibliothèques restent indispensables sur le plan de l’acquisition des connaissances. Il existe même dix bonnes raisons de maintenir les bibliothèques malgré l’apport du savoir transmis par Internet !
Je remercie André Joveneau (a.joveneau@mrw.wallonie.be), directeur de la rédaction de la revue Athena, Marie-Claude Soupart (mc.soupart@mrw.wallonie.be), assistante de rédaction de la même revue et Christiane De Craecker-Dussart (c.decraecker@skynet.be), auteur de l’article, de m’avoir autorisé à vous offrir cet article qui offre un grand intérêt.

A) INTRODUCTION


« Les bibliothèques sont au centre de la société de l’information.» Ce message de la Fédération internationale des bibliothèques, au Sommet mondial à Genève fin 2003, a été relayé par l’Unesco (1). Et pourtant, que de fois n’entend-on pas : « Depuis qu’il y a Internet, les bibliothèques ne sont plus nécessaires ! ». Une telle sentence n’est plus rare, a de quoi surprendre et inquiéter, surtout quand elle est prononcée par des directeurs ou des décideurs. Aujourd’hui, chacun a mille manières de s’informer, qui ne dépendent plus nécessairement du papier. De nouveaux supports sont apparus. Les centres de documentation perdent apparemment la possibilité d’occuper une place prééminente dans la diffusion du savoir. Et c’est un paradoxe : le rôle du centre de documentation est contesté au moment où il dispose de tous les moyens de devenir performant. Question : « Comment dès lors faire en sorte que les bibliothèques et/ou les centres d’information et de documentation jouissent d’une solide justification vis-à-vis des directions, des autorités et du public ? »

Malheureusement, le centre de documentation pâtit de certaines réputations injustifiées, mais qui lui sont néfastes. Il est un de ces secteurs où le retour sur investissement n’est pas mesurable en termes directement économiques. Aussi, quand il est question de restructurations, de restrictions budgétaires, de suppression de postes, la tentation est forte de le supprimer en premier lieu. D’autre part, la fonction de documentaliste est perçue comme facile à exercer. Des employés précaires y sont « casés », non formés aux techniques documentaires.

Dans l’environnement du document, l’informatique intervient de plus en plus : catalogage, indexation, recherche automatisée. Le rôle et les activités visibles du documentaliste sont davantage pris en charge par la machine. L’apparition du Web a une conséquence directe : certains « se sentent » capables d’accomplir un service traditionnellement assuré par un professionnel. Le lecteur croit disposer chez lui d’une gigantesque bibliothèque. Mais on entend aussi souvent dire : « J’ai perdu mon temps sur Internet à la recherche d’informations ». Ce n’est donc pas si simple (2). Voilà un deuxième paradoxe : Internet est conçu pour les gens pressés, mais l’exploiter efficacement nécessite du temps !

Il faut admettre qu’Internet transforme la pratique professionnelle des spécialistes de la documentation, qu’il oblige ces derniers à repenser leur mission entre les sources d’informations de plus en plus abondantes et les demandeurs d’informations de plus en plus autonomes. L’Internet n’entraîne pas une crise de la demande, bien au contraire : jamais le besoin d’informations n’a semblé aussi grand, jamais autant d’informations n’ont été disponibles. Un autre changement, c’est la qualité des demandes : plus sophistiquées et plus compliquées (les questions simples sont résolues directement par l’utilisateur), d’autant plus que la bonne information n’a jamais été perçue comme aussi essentielle.

Nous parlons ici aussi bien des centres de documentation que des bibliothèques. Une bibliothèque dispose d’un fonds documentaire et le (ou la) bibliothécaire travaille à partir de ce qu’il peut offrir : il a l’ouvrage demandé ou non. Le ou la documentaliste travaille à partir d’une demande: trouver une information précise et/ou un document déterminé, peu importe comment et où. Il accède à des bases de données, cherche l’information ou le document demandé auprès d’autres centres, de bibliothèques, de collègues, d’organismes divers.

Mais rares sont les centres de documentation, même tout à fait modernes, sans un fonds documentaire papier. Pour des raisons de commodité, le documentaliste dispose d’ouvrages de base auxquels il recourt sans arrêt, la plupart du temps. De même, les bibliothécaires recourent aux documents et aux diverses ressources électroniques existants. Les deux fonctions s’interpénètrent. D’ailleurs, en anglais librarian signifie autant bibliothécaire que documentaliste (3).


B) LES BIBLIOTHÈQUES TRADITIONNELLES : LEUR UTILITÉ

Voici dix raisons de maintenir les bibliothèques à l'heure de la société de la connaissance et du savoir.

• Tout n'est pas dans Internet.
• Chercher dans Internet, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.
• On trouve de tout sur Internet, le pire et le meilleur, l’actualisé et l’obsolète.
• Les sites offrant le plein texte sont rares.
• Le livre électronique (e-book) n’a pas réussi sa percée.
• Lire un ouvrage sur écran est plus rébarbatif, moins ergonomique et peu pratique.
• Une bibliothèque virtuelle ne remplace pas une bibliothèque traditionnelle.
• La numérisation des documents coûte très cher.
• Les documents disponibles sur le réseau n’ont pas plus de 10-15 ans.
• Le Web ne peut remplacer les services d’un centre de documentation.

( Mark Y. Herring, 10 reasons why the Internet is no substitute for a library, American Libraries, avril 2001, pp. 76-78.)


1) Plus besoin de bibliothèque, puisqu’il y a Internet ?

C’est inexact, ne fût-ce qu’au vu des lacunes d’Internet. Quantité de documents sont numérisés et mis en ligne. Des textes jusqu’à présent quasi inaccessibles (anciens, rares, épuisés) peuvent désormais être consultés chez soi. De là à penser que «tout est sur Internet», il n’y a qu’un pas que beaucoup ont franchi trop vite. Il serait plus correct de dire: « On peut trouver de tout sur Internet, mais on ne peut pas y trouver tout » (4).

Combien de livres sont-ils numérisés ? Des dizaines de milliers sans doute, mais sur combien de millions existants ? Combien de journaux sont-ils accessibles en ligne ? Mark. Y. Herring citait le chiffre de 8% en avril 2001. Au fil des années, on peut espérer plus de livres, plus de journaux et de revues sur la toile. Mais c’est sans compter avec les problèmes de droits d’auteur, le prix de la numérisation, la lourdeur des textes à charger, les problèmes techniques. De plus, tout le monde ne dispose pas du matériel nécessaire.

L’imprimé subsiste donc. Les nouveaux médias, Internet, CD-Rom, etc. n’ont pas encore totalement bouleversé les tendances profondes : aucun « média papier » n’a encore été réellement malmené depuis les CD-Rom et Internet, même pas les encyclopédies, contrairement à ce qui a été avancé. Des éditeurs proposent à nouveau une édition papier (voir plus loin). Croire que le réseau peut tout livrer à domicile est donc une erreur. Avoir un titre de livre ou d’article (ce qui est effectivement facile à obtenir), n’est pas encore le livre ou l’article; connaître l’existence d’un document et savoir le localiser ne signifient pas l’avoir consulté.


2) Chercher dans Internet revient à chercher une aiguille dans une botte de foin.

Plus besoin de bibliothèque puisque Internet permet de trouver facilement tout sur un sujet donné ? C’est un leurre ! Si un bibliothécaire dit à un lecteur: « Voici 10 articles répondant à votre recherche. Nous en avons 40 autres, mais nous ne vous les laisserons pas les consulter maintenant » ! Que dira-t-il ? Et pourtant, c’est à peu près le reflet de la réalité. Internet est une gigantesque librairie non rangée, un énorme entrepôt où chacun est libre de faire son « marché d’informations numériques ».

Internet existe et est exploité mais l’usager est souvent mécontent ou insatisfait. Pourquoi ? Des problèmes de connexion, de maintenance, de surcharge ou de virus rendent des sites inaccessibles à un moment ou à un autre. Le réseau est mouvant, en évolution constante : les données changent ou ses conditions d’accès sont modifiées ou, plus radicalement encore, un site accessible aujourd’hui ne sera peut-être plus là demain !

Les recherches sont difficiles à mener. Elles aboutissent souvent à un nombre — trop — élevé de réponses dont la plupart ne sont même pas pertinentes. Le « bruit de fond » (ensemble de réponses complètement inutiles) est trop important, exactement comme dans les années 70-80 avec les coûteuses banques de données en ligne. Pour ne rien simplifier, les moteurs de recherche ont chacun leurs règles. Bien souvent, ils sont donc mal utilisés ou sous-utilisés. Le lecteur se sent lésé et a la fâcheuse impression de perdre son temps. On fait croire que le réseau peut répondre à tout rapidement. En réalité, l’exploiter convenablement demande beaucoup de temps que n'ont pas la plupart des utilisateurs !

Quelle que soit la requête menée par les moteurs de recherche traditionnels, une partie — une énorme partie — du réseau ne pourra pas être atteinte et restera tout simplement introuvable. C’est le Web invisible (5). Mais que couvre ce Web inaccessible par les moteurs de recherche ?

• Des pages de taille trop grande pour être indexées par les moteurs de recherche. Google, par exemple, va jusqu’à 101 ko ;
• des adresses URL complexes (comme c’est souvent le cas pour des pages personnelles) ou contenant certains signes non reconnus par les moteurs (&, ?, ~, …) ;
• des sites avec des formats inconnus des moteurs (exemple : le format pdf). Notons que les choses s’améliorent. C'est ainsi que Google reconnaît de plus en plus de formats, à condition de mener sa recherche d’une certaine façon : un document au format Excel pourra être trouvé en entrant «filetype:xlssujet». Mais qui le sait ?
• les sites accessibles par un mot de passe ou après identification du lecteur ;
• les sites donnant des informations en temps réel : les moteurs ne peuvent pas suivre ;
• de nombreux sites trop nouveaux ne sont pas encore référencés, donc introuvables ;
• les sites animés : ils ne sont pas indexables ;
• des bases de données. On cite le chiffre de 100 000 bases de données accessibles gratuitement et pourtant introuvables. Les requêtes se font via un formulaire proposé par le site. Le robot de référencement est arrêté à ce stade. Mentionnons comme exemple les catalogues de bibliothèques : ils sont accessibles par un moteur de recherche propre. Ou les archives du quotidien La Libre Belgique (www.lalibre.be), accessibles pourtant en libre accès et gratuitement. Essayez et recherchez « Irak ». Les archives du journal ont des pages pleines sur le sujet et pourtant Google n’en signalera aucune, même pas le titre du journal ;
• le manque de liens hypertextes. Si un site n’est pas référencé et qu’en plus, aucun autre ne pointe vers lui, il sera effectivement introuvable à jamais ;
• enfin, tous les sites volontairement non référençables, donc protégés par des balises (par exemple, les sites en construction).

Voici quelques chiffres approximatifs, une évaluation correcte étant tout simplement impossible. On estimait en 2003 que le Web visible représenterait entre 3 et 10% de l’ensemble de la toile. Le Web invisible est évalué à 1 000 milliards de pages. Google, le moteur le plus avancé, référence 4 milliards et demi de pages seulement, soit même pas 0,5% du total !

D’après Piero Cavaleri, « le recours systématique aux moteurs de recherche sur Internet peut causer de graves préjudices aux usagers, qui s’exposent au risque de laisser passer des informations importantes », d’autant plus qu’ils n’imaginent pas qu’elles puissent exister ! (6).


3) La qualité des sites n’est pas toujours contrôlée, ni l’information mise à jour.

On ne trouve pas tout sur Internet, mais on y trouve de tout : des informations essentielles et rigoureuses ou pertinentes, mais aussi négligeables ou erronées, voire pernicieuses et même abjectes, comme apprendre les relations entre les races à partir de sites du Ku Klux Klan ou tirer son éducation de sites classés XXX !

Ajoutons la surabondance d’informations — « trop d’infos tue l’info » —, la présence d’informations indésirables, comme la publicité non sollicitée, ou simplement la tendance à présenter l’information comme synonyme de jeu : si l'amusement n'existe plus, se donnera-t-on encore la peine de consulter un site moins attrayant, mais peut-être de meilleure qualité ?

Il n’y a guère de contrôle de qualité sur le Web et globalement il n’y en aura vraisemblablement pas. Certaines initiatives sont lancées pour évaluer les informations, mais elles sont loin de suffire face à l’accroissement continuel du nombre des sites. La proportion d’informations de qualité est donc malheureusement en perte de vitesse. Par conséquent, il faut soi-même s’atteler à la tâche, en appliquant certaines méthodes (7). Mais qui le fait systématiquement ?

Les données sont mises à jour quotidiennement, hebdomadairement ou en tout cas mensuellement ? Il ne faut pas naviguer longtemps sur le réseau pour se rendre compte que cette affirmation aussi est fausse. D’une part, les sites ne sont pas tous mis à jour régulièrement, s’ils le sont d’ailleurs jamais pour certains. D’autre part, les moteurs de recherche les plus efficaces ne repassent en revue les sites référencés qu’au bout d’un mois minimum.


4) Des sites offrant le plein-texte sont souvent rares.

Un certain nombre de documents accessibles en format papier sont mis en ligne au grand bonheur de tous les utilisateurs. Malheureusement, il n’est pas rare de constater que ce passage de la version papier au format électronique se fait au détriment d’une partie du texte intégral. Dans des bulletins, voire dans certaines revues soi-disant scientifiques, les références et notes en bas de page sont sacrifiées, les tableaux, graphiques et formules ne sont pas toujours reproduits ou ne sont pas lisibles ou ne peuvent pas être imprimés ! Le recours à ces documents se fera donc avec prudence.

Un autre problème, beaucoup plus préoccupant encore, doit être signalé. Les articles, qu’ils paraissent dans des revues papier ou des revues électroniques, contiennent de plus en plus de références renvoyant à des adresses de sites Internet. Qu’advient-il de ces références si les liens auxquels elles renvoient deviennent introuvables ? Les notes disparaissent ! Pour évaluer le problème, des chercheurs américains ont examiné trois revues majeures : Science, New England Journal of Medicine et Journal of American Medical Association (JAMA). En trois mois, le pourcentage de références devenues inactives était de 3,8%, après 15 mois de 10% et après 27 mois de 13% ! Des méthodes diverses sont mises au point pour parer à ce problème. Certaines revues vont même jusqu’à exclure les liens hypertextes. Mais est-ce réaliste ? Et les auteurs de cette étude de conclure: « C’est assez frustrant de savoir que d’ici deux à trois ans, une partie des notes disparaîtra ! Nous avons donc fait une copie sur notre disque dur afin que l’on puisse toujours nous contacter pour les consulter. » (8).


5) Le livre électronique (e-book) n’a pas réussi sa percée.

Des tentatives ont eu lieu pour donner, sous une forme numérique l'illusion d'un volume traditionnel mais les échecs se sont succédé. Pourquoi ? Probablement parce que les différents systèmes proposés ne ressemblaient pas réellement à un livre. Forte de cette leçon, une entreprise japonaise, Panasonic, vient de développer un nouveau modèle, le Sigma book, qui présente deux petits écrans côte à côte pour donner l’illusion de deux pages vis-à-vis (9). Aura-t-il plus de succès ? Un autre progrès technique en cours d’élaboration, l’écran souple, pourrait aussi donner l’impression d’avoir un « véritable » ouvrage en main, que l’on pourrait même feuilleter. Le petit appareil miracle, dans lequel chacun pourrait ranger sa bibliothèque personnelle, ne sera-t-il bientôt plus une utopie ? C’est à voir, car un autre reproche plus fondamental subsiste : la vulnérabilité des outils informatiques, et donc des e-books à venir. Ne risque-t-on pas de perdre tous ses titres au premier coup de tonnerre ? (10)


6) La lecture sur écran est plus rébarbative, moins ergonomique et moins pratique que celle d’un document papier.

Une des raisons de l’échec de l’e-book est l’obligation de lire sur un écran. Lire sur un ordinateur est aussi inconfortable. Essayez de lire de la sorte pendant plus d’une heure d’affilée ! Mal aux yeux, à la tête, au poignet – Lésions par efforts répétés (LER) ou Repetitive Strain Injuries (RSI) - sont le lot quotidien des «accros » qui s’y emploient. Les formats numériques sont mal adaptés à la lecture de textes longs. On regrettera sans tarder les bonnes pages papier et on en viendra tout simplement à imprimer le texte. C’est pourquoi les nouvelles technologies de l'information et de la communication (Ntic) n’ont pas réduit la quantité de papier, au contraire.

La perspective de devoir imprimer des ouvrages entiers est pourtant peu enthousiasmante, en plus d’être onéreuse. Et de toute façon, une liasse de papier A4 ne remplace pas le livre solidement relié que l’on a bien en main, qui se laisse feuilleter pour en voir en quelques instants la table des matières, l’index, les illustrations, ou simplement pour évaluer la partie déjà lue et celle qui reste à lire. Sans parler d’aspects plus « sensuels » en quelque sorte, comme le plaisir d’admirer un beau livre ou de humer la bonne odeur du cuir. Même les éditeurs de certaines encyclopédies ont bien compris le problème et sont déjà revenus en arrière. Le mouvement de transfert des contenus encyclopédiques sur des CD-Rom ou sur le réseau a eu du succès. Que n’a-t-on vanté l’utilisation d’une encyclopédie sur CD-Rom: plus besoin de manipuler plusieurs gros volumes, accès instantané aux notices d’un même sujet réparties en plusieurs endroits de la version papier, gain de place important, etc. Et pourtant, depuis peu, aussi bien l’Encyclopædia Britannica que l’Encyclopædia Universalis ont décidé de proposer à nouveau une édition papier. Leurs directeurs concluent à la nécessité d’une complémentarité des supports plutôt qu’à la substitution de l’un par l’autre. Et les quotidiens ? Quand pourra-t-on lire son journal électronique préféré dans le métro ou dans le train ? Cela viendra sans doute mais ce n’est certainement pas pour aujourd’hui ni même pour demain.

Cela ne signifie pas que le livre numérique sur un e-book futur ou actuellement sur PC soit à rejeter. Ce qu’il faut, c’est utiliser au mieux les fonctionnalités des différents supports existants. Aucun nouveau support de l’information n’a fait disparaître le précédent. La société du savoir-papier se combine avec aisance à tous les supports (11). Le numérique n’a pas pour vocation de se substituer au livre mais de développer autour de celui-ci de nouvelles formes d’accès à la connaissance. Le livre tient bien le coup et connaît même une seconde jeunesse, peut-être grâce aux avantages que lui apporte l’électronique pour l’édition, l’impression et la commercialisation à distance.


7) Une bibliothèque virtuelle ne remplace pas une bibliothèque classique.

Aux États-Unis, la nouvelle Université de Monterey, Californie, a ouvert ses portes en 1995 sans bibliothèque physique. Très vite, les responsables se sont rendu compte que les étudiants et les professeurs ne pouvaient pas trouver tout ce dont ils avaient besoin sur Internet. Conclusion : il a été décidé d’acheter des livres en catastrophe par dizaines de milliers ! De son côté, l’Université polytechnique de l’État en Californie, un lieu réputé pour sa haute concentration en informatique, a étudié pendant deux ans la possibilité d’une bibliothèque virtuelle, donc entièrement électronique. La solution finalement adoptée : une bibliothèque traditionnelle de 42 millions de dollars, avec une forte composante électronique. Une bibliothèque entièrement électronique ne semble donc pas encore possible.

Pourquoi un tel constat ? Au vu du foisonnement des moyens techniques disponibles et de la publicité qui les entoure, on pourrait penser que les bibliothèques électroniques sont facilement utilisables, plus facilement même que les bibliothèques traditionnelles. Il n’en est rien. Consulter simplement un catalogue en ligne était considéré comme difficile en 1986 (12). Des études montrent que près de 20 ans après, il en est toujours ainsi ! Que se passerait-il alors dans des bibliothèques complètement électroniques ? Les quelques lecteurs « avertis » se débrouilleront, mais les autres ? On y pratiquerait en réalité une ségrégation inacceptable.

Il faut tenir compte de la diversité des lecteurs, de leurs connaissances, des buts de leurs recherches. Un texte de Voltaire ne sera pas présenté de la même manière à un spécialiste du XVIIIe siècle qu’à un lycéen. Comment la différence sera-t-elle perceptible dans une bibliothèque électronique ? Dans une bibliothèque traditionnelle, le nom de l’éditeur seul fournit déjà une réponse. Quand on sait que plusieurs revues électroniques se créent chaque jour, on peut être inquiet pour le lecteur qui risque de s’y perdre dans les interfaces et les moyens de recherches aussi variés qu’il y a d’éditeurs.

Rappelons-nous, enfin, une étude de Donald A. Norman (13) parue en 1988 sur l’utilisation des objets quotidiens. Plus ils ont un aspect technique et complexe, moins on en exploite les possibilités. C’est le cas, par exemple, des appareils électroménagers, des magnétoscopes, des téléphones et des PC. Il est à prévoir que ce serait le cas des bibliothèques électroniques. Leur facilité d’utilisation est encore un mirage, malgré les efforts réels. Le recours aux bibliothèques classiques est basé sur une tradition plus que séculaire et stable. Celui des bibliothèques électroniques est complexe et en évolution permanente. Or, ce qui prime pour le lecteur, c’est le résultat ou la réponse à sa recherche et pas les outils documentaires mis à disposition.


8) La numérisation des documents coûte très cher.

Remplacer une bibliothèque traditionnelle par Internet suppose que l’on peut trouver sur le réseau tout ce que contiendrait celle-ci. Est-ce le cas ? Si non, est-ce possible ? Certainement pas. Le problème des droits d’auteur empêche en réalité la numérisation de nombreux ouvrages : le prix en deviendrait excessif et, à supposer qu’ils soient numérisés, ils ne pourraient pas être copiés et ne pourraient pas être lus sur un autre support que le support de téléchargement. Les ouvrages qui ne sont plus concernés par le droit d’auteur, les ouvrages de plus de 70 ans, peuvent être numérisés et diffusés sur le réseau. Mais les techniques de numérisation restent onéreuses. Pour digitaliser tous les ouvrages de la Bibliothèque royale de Belgique, il faudrait des centaines de millions d’euros, soit — pour les nostalgiques — l’équivalent de plusieurs milliards d’anciens francs belges ! C’est donc impensable.

À ce problème de coût, s’en ajoutent d’autres. Il faut être sûr de pouvoir accéder à ces œuvres digitalisées maintenant, mais aussi dans 10 ans, dans 20 ans, dans 50 ans. Peut-on en être assuré ? Non bien sûr. Les standards des techniques utilisées peuvent changer, les sociétés qui s’en occupent peuvent faire faillite, les logiciels et les formats évoluent très vite, les supports peuvent s’altérer (14). De nombreuses données consignées sur papier traversent les siècles. Il n’est pas sûr que celles enregistrées sur support numérique pourront en faire autant à moins de les transférer sur de nouveaux supports tous les cinq ans au moins ! Un exemple célèbre : une grande partie des données recueillies par la mission Appolo XI de 1969 sont aujourd’hui perdues, la Nasa n’ayant apparemment pas gardé les ordinateurs et les logiciels nécessaires à leur lecture (15). Si l’obsolescence inflige des pertes difficilement réparables à la plus grande agence spatiale du monde, on peut être très inquiet quant l’avenir de nombreux documents électroniques éparpillés dans de différentes institutions disposant de beaucoup moins de moyens.

Très gênant aussi pour l’avenir, le fait que l’abonnement à une revue électronique ne garantit pas la possession d’un exemplaire, mais seulement le droit de consultation. En cas de renonciation à un abonnement, on perd ce droit complètement, même pour les anciens numéros, ce qui est difficilement acceptable.


9) Les documents sur Internet n’ont pas plus de 10 à 15 ans.

Le développement exceptionnel d’Internet remonte aux années nonante, soit à une dizaine d’années. Tout ce qui s’y trouve est donc — relativement — récent. Certes, il y a bien d’anciens ouvrages numérisés, des documents historiques remontant parfois aux temps immémoriaux, mais la proportion en est très modeste, on a vu pourquoi. D’autre part, des documents, parce qu’ils ont déjà une certaine ancienneté, sont supprimés. C’est le cas de ces éditeurs qui donnent accès électroniquement à leurs revues : ils ont tendance à supprimer une année antérieure lorsqu’ils en ajoutent une autre. Le risque de ne pas ou de ne plus pouvoir accéder à des données de (grande) qualité mais un peu anciennes est donc sérieux. Si on ajoute à cette tendance le problème de l’obsolescence du matériel et des logiciels ainsi que celui de l’instabilité des documents électroniques disponibles sur le réseau (la durée de vie moyenne d’une page Internet n’était déjà plus que de 46 jours en 2001), on peut raisonnablement se poser bien des questions.


10) Le Web ne peut remplacer les services d’un centre de documentation.

Internet est certainement un merveilleux outil d’information et de communication mondiales, mais il n’est qu’un outil. Les informations sur un sujet donné semblent facilement rassemblées, si facilement que souvent on les accumule sans même les lire complètement, tout heureux de se constituer un dossier apparemment « solide » mais s’avérant la plupart du temps épars, inutile, redondant et finissant à la poubelle. La lecture sur écran est vraiment rébarbative. Tout ne peut donc pas être numérique. Il faut dès lors veiller à ce que le réseau ne soit pas la seule source d’informations utilisée et connue du lecteur, sinon on construira des « cimetières de l’oubli ». La qualité de l’information et du savoir passe par la diversité des supports (16).

Pour terminer, une importante question reste à poser. Y a-t-il des fonctions qui ne peuvent pas être fournies à distance et que seule une bibliothèque peut remplir ? Outre la fonction de dépôt des connaissances passées qu’il faut conserver à tout prix (et qui est à charge des bibliothèques nationales), la bibliothèque remplit une fonction contextuelle. Elle peut mettre le lecteur en contact avec le domaine de connaissances dont relève l’information recherchée, grâce à l’organisation physique du savoir. Le lecteur a rapidement une idée des ressources à sa disposition rien qu’en regardant les rayonnages. De même, une revue consultée pour un article précis présentera au lecteur un peu curieux les autres articles du numéro. Combien d’idées, de nouvelles recherches ne sont-elles pas nées pour avoir glané ici ou là une information intéressante en feuilletant simplement une revue ou un ouvrage ? (17).

Sans doute trouve-t-on de temps en temps en bibliothèque des publications papier erronées ou même pernicieuses. Mais en général, les ouvrages et revues sont soumis à des contraintes éditoriales (comités de lecture, relecture par les pairs ou « peer review », comptes rendus critiques), ce qui n’est pas le cas des diffusions électroniques. De plus, le bibliothécaire/documentaliste sérieux et compétent s’informe avant d’acquérir un ouvrage: il n’achète pas les yeux fermés. Il utilise donc sa compétence des matières en question et son esprit critique pour gérer une sélection.

Comme le fait remarquer Christian Vandendorpe (18), ce n’est pas le cas lorsque l’on recourt au réseau : « Pour toute une série de raisons dues à l’état encore "immature" du média, la dynamique du Web tend à transformer la lecture en une activité fébrile où le lecteur est constamment à la surface de soi-même, surfant sur l’écume des sens offerts, emporté dans un kaléidoscope d’images et de fragments de texte oubliés dès qu’ils ont été perçus. Cette forme de lecture est condamnée à papillonner dans la répétition et à voir les mouvements de zapping s’accélérer en proportion directe de l’ennui engendré ». Bref, sans bibliothèque et centre d’information/documentation, nous risquons fort d’être orphelin d’une grande partie des vraies connaissances.




Pour en savoir plus

Patrick Bazin, Bibliothèque publique, révolution numérique et transmission culturelle, Lectures, n° 123, novembre-décembre 2001, pp. 28-32.

Laurent Bernat, Les documentalistes ont l’avenir devant eux, mais..., Documentaliste-Sciences de l’information, 2003, t. 40, n° 2, pp. 142-146.

Anne-Marie Bertrand, Les bibliothèques, Paris, La Découverte, 2004, collection « Repères ».

Christiane De Craecker-Dussart, Les bibliothèques électroniques, Athena n° 175, novembre 2001, pp. 139-144.

Christiane De Craecker-Dussart, L’évaluation des informations sur Internet, Athena, n° 194, octobre 2003, pp. 77-82.

Dossier: Internet ou le livre ? Internet et le livre !, Lectures, n° 119, mars-avril 2001, pp. 17-40.

Thomas Kreczanik, De la bibliothèque traditionnelle à la bibliothèque numérique, www.ens-lyon.fr/Bibli/bib-num/typologies.pdf/ Lyon, École normale supérieure, (en ligne) 19 septembre 2003.



Bibliographie

(1) http://portal.unesco.org/

(2) Jean-Claude Le Moal, La documentation numérique, Bulletin des bibliothèques de France, t. 47, n° 1, 2002, p. 68 et Piero Cavaleri, Les bibliothèques et les services personnalisés en ligne, Bulletin des bibliothèques de France, t. 48, n° 4, 2003, p. 28.

(3) Didier Frochot, Dichotomie entre bibliothécaire et documentaliste, Defidoc. Information-documentation-connaissance, décembre 2003, http://www.defidoc.com/
Webster Dictionary of the English Language et Online Dictionary for Library and Information Science, Odlis. http://lu.com/odlis/

(4) Michel Fingerhut, Le titre d’un livre n’est pas le livre, Livres Hebdo, 27 août 1999, p. 11.

(5) Christian Vanden Berghen, Comment accéder à l’information scientifique, Athena, n° 201, mai 2004, pp. 447-449.

(6) Piero Cavaleri, Les bibliothèques et les services personnalisés en ligne, Bulletin des bibliothèques de France, t. 48, n° 4, 2003, p. 29.

(7) Christiane De Craecker-Dussart, L’évaluation des informations sur Internet, Athena, n° 194, octobre 2003, pp. 77-82.

(8) Stéphane Bertrand, Avec le temps disparaissent les liens Internet, Infoscience. Le quotidien en ligne: www.infoscience.fr/articles/articles_aff.php3?Ref=805/, 12 novembre 2003.

(9) Trends Tendances, 29/4/2004, p. 72.

(10) Réjean Savard, Intégration et avenir des bibliothèques dans la société de la connaissance, Lecture n° 123, novembre-décembre 2001, p. 18 - Michel Fingerhut, Le titre d’un livre n’est pas le livre.

(11) Yvon-André Lacroix, Les bibliothèques publiques: ces partenaires du savoir. Discours prononcé au Forum des bibliothèques publiques du Québec, 22 septembre 2000, en ligne sur http://www.bnquebec.ca/fr/activites/act_partenaires.htm

(12) Christine L. Borgman, Why are online catalogs hard to use ?, Journal of the American Society for Information Sciences, t. 37, 1986, pp. 387-400 - Alain Jacquesson, De la difficulté à utiliser les bibliothèques numériques, Bulletin d’information de l’ABF, n° 188, 2000, en ligne sur http://www.abf.asso.fr/rubrique.php3?id_article=68/

(13) Donald A. Norman, The psychology of everyday things, New York, Basic Books, 1988 (cité par Alain Jacquesson).

(14) Michel Fingerhut, La numérithèque entre réalités et fantasme, Livres Hebdo, n° 381, 12 mai 2000, pp. 80-84).

(15) Courrier de l’Unesco, octobre 2000, p. 46.

(16) Marie-France Blanquet, Journée FADBEN 17/01/2003, Le leurre de l’accès pour tous à l’information, en ligne sur http://ac.montpellier.fr/crdp/services/lesdocs.avenir_doc.pdf/ pp. 9 et 10).

(17) James Huff, On my mond, « Defining the non-virtual Library», American Libraries, novembre 2003, pp. 36-55 - Roger Grosjean, Informatiebronnen over chemische agentia, dans Blootstelling aan chemische en carcinogene agentia, Malines, Kluwer, 2004, pp. 85-90 - Dan Boom, Frank Lekanne Deprez et René Tissen, Angst en hoop voor de bibliothecaris, Informatie Professional, n° 6, 4, 2002, pp. 18-22.

(18) Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, La Découverte, 1999, collection « Sciences et société», p. 229. - Voir le compte rendu dans Athena n° 166, décembre 2000, pp. 198-199.





AUTEUR : C. De Craecker-Dussart
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