Le diagnostic Il peut être opéré chaque jour, à travers les multiples perles que nous trouvons dans les copies ou qui se manifestent en cours (réactions des élèves, notes prises de travers). Voici quelques exemples, tous observés dans le second cycle : - un professeur parle de Michel-Ange : un élève écrit « Mickey l’Ange ». - un professeur annonce, en terminale, les différents instruments nécessaires à une expérience de physique et déclare aux élèves qu’il ne faut pas opérer à l’aveuglette. Des élèves écrivent : « à la veuglette ». Nouvel instrument ! - un élève écrit « bouquet misère » pour bouc émissaire. C’est poétique ! Voici quelques phrases extraites de copies : « Les hommes sont tous légaux » ; « les sous de table » ; « les parents doivent inculter aux enfants une bonne morale » ; « on ne peut agir sans réflexir » ; « la colonisation vient de Christophe Colon ». Je parle de Péguy en cours : les élèves sourient. Ils ont cru sans doute que je parlais de « Peggy », la cochonne du Muppet show... Je vous passe quelques barbarismes comme « chômageur », « sur peu plage », ou de nombreuses confusions de mots, du genre arbitraire/arbitrage, ébriété/sobriété, etc, et des fautes d’orthographe inspirées de l’anglais comme « un model », « le language »... Le diagnostic dépasse souvent la simple question du vocabulaire. La confusion fréquente entre idéologie et idéal est inquiétante, par exemple. En début d’année, je teste mes élèves de première sur une série de mots en vrac comme : sophisme, transgresser, précepte, grégaire, dogmatique, rédempteur, état de grâce, incriminer, progressisme, ludique, et je vous assure que les réponses sont souvent... poétiques ! Ce ne sont pas les mots qui manquent seulement, mais tout le réseau culturel qui permet d’entrer dans leur compréhension. Les causes Elles sont connues, mais il y aurait intérêt à les rassembler synthétiquement. En voici quelques-unes : 1) La perte de vitesse de la « galaxie Gutenberg » Non pas seulement le manque de lecture, mais le manque d’intérêt pour la chose écrite. C’est un argument classique, lié à la consommation audiovisuelle. Le problème, c’est que bien des mots, assez régulièrement utilisés dans le cadre médiatique, sont méconnus ou pris à contresens (consensus est interprété comme synonyme de désaccord, par exemple !), en particulier des termes du vocabulaire politique. 2) La « démocratisation » de l’enseignement Effectivement, la montée en masse du public scolaire (qui est une bonne chose !) fait entrer au lycée des jeunes de milieux qui ne sont pas « culturellement favorisés » : la langue parasociologique de certains textes d’examen est pour eux un fatras incompréhensible. Souvent, ce sont ces élèves-là qui , non sans angoisse, nous disent : mais où trouver les mots que l’on doit connaître pour le bac ? 3) Les collègues du premier cycle ? En partie : certains poursuivent parfois (trop tôt) des objectifs trop littéraires, en oubliant d’enseigner d’abord la langue. Mais passons... 4) La nature nouvelle du vocabulaire que l’on pratique dans le second cycle. C’est une raison majeure ; et le prouve le fait que bien des élèves de milieux dits « favorisés » – et qui peuvent être de bons lecteurs de romans – se trouvent démunis devant l’afflux de termes abstraits que les objectifs des programmes leur demandent de connaître. Il suffit de lire quelques sujets de français au bac – notamment les «textes argumentatifs»– pour le comprendre. Le glissement généralisé de la langue usuelle en cours vers l’abstraction est en soi un problème. Par exemple, pour expliquer le mot métaphore, je parle de relation d’analogie ; des doigts se lèvent : « Que veut dire analogie ? » ; je réponds : similitude – « Quoi » ?– Ressemblance... 5) L’illusion de comprendre En particulier, devant la télévision, nombre de jeunes gens croient comprendre ce qui est dit, parce que les images ou les intonations du journaliste semblent « parlantes » à elles seules. Mais les mots vaguement perçus (infirmer, pléthorique, arcanes, inféodé, liturgie, tendancieux, versatile) ne sont pas identifiés, quoique assez répandus dans le discours médiatique. 6) La « paresse » naturelle des candidats Ouvrir un gros dictionnaire suppose qu’on s’interrompe, qu’on se déplace parfois, qu’on se perde dans la multitude des sens d’un mot. Alors, on remet à plus tard, on se demande si c’est bien utile de savoir cela, – il y a de toute façon tant de mots à connaître... Conclusion La disparité entre le vocabulaire, les notions à connaître, les termes spécialisés qu’impliquent les objectifs officiels du bac, et les carences du public scolaire moyen (quelle que soit l’origine sociale), est vraiment consternante. On peut parler de fossé culturel entre cette génération et la nôtre : nous parlons à nos élèves une langue étrangère. Cela ne veut pas dire qu’il faille baisser les bras, mais qu’il est nécessaire, désormais, d’enseigner à nos élèves le français écrit (et abstrait) comme on enseigne une langue étrangère, avec des outils adéquats, avec surtout, une visée d’apprentissage systématique. Illustration : Emilio Danero |